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Publié le décembre 14th, 2012 | par Carrefour des Chrétiens Inclusifs

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Didier Eribon: «On assiste au retour du refoulé homophobe»

Philosophe et sociologue, professeur à l’université d’Amiens, biographe de Michel Foucault, Didier Eribon est notamment l’auteur de Réflexions sur la question gay, paru en 1999, qui vient de ressortir dans un nouvelle édition (Flammarion). Pour Mediapart, il revient sur la mobilisation des anti-mariage, l’homophobie ambiante et son « effroi » face à l’« hystérie réactionnaire » qui « se déchaîne depuis trois mois ». Il évoque aussi le rôle du parti socialiste. « Si nous avons dix ans de retard, la faute lui incombe. »

Didier Eribon
Didier Eribon© DR

Dimanche 16 décembre, une manifestation est organisée à Paris pour l’égalité des droits et il y a aura des cortèges dans d’autres villes ce week-end. En face, les “anti-mariage” mobilisent beaucoup. Les partisans du mariage occupent-ils assez le terrain ? Je participerai à la manifestation de dimanche. De nombreuses associations y appellent, et pas seulement les organismes institutionnels ou les instances de la gauche officielle. Cela dit, je conçois qu’il ne soit pas facile de mobiliser les foules au milieu du mois de décembre pour une revendication qui peut paraître importante mais guère enthousiasmante.
Il me semble pourtant que c’est une bataille plus centrale qu’il n’y paraît. S’y articulent de très nombreuses questions et perspectives pour le présent, mais aussi le futur de la société dans laquelle nous vivons. Comme disait Michel Foucault, nous ne devons pas seulement nous défendre, mais aussi nous affirmer. Et c’est ce qui est en jeu ici : d’abord, nous défendre contre l’hystérie réactionnaire qui se déchaîne depuis trois mois, et qui va continuer de se déchaîner. Mais surtout, affirmer collectivement quelque chose de neuf, quelque chose à venir : l’invention de nouvelles possibilités, de nouvelles pensées, de nouvelles formes sociales, de nouveaux modes de vie…
Pourquoi le mariage ? D’où vient cette revendication dans l’histoire dure du mouvement lesbien, gay, bi et trans (LGBT) ?
On pourrait remonter loin dans le temps : Karl-Heinrich Ulrichs, le premier avocat de la cause gay, au milieu du XIXe siècle, évoquait déjà le droit au mariage pour les couples de même sexe ! C’est donc une aspiration très ancienne. Mais pour s’en tenir à l’époque contemporaine, on peut désigner deux grands axes. Le premier, c’est l’épidémie du sida : l’absence de reconnaissance juridique des couples produisait des situations affreuses, où l’on voyait la famille du malade interdire l’accès à la chambre d’hôpital à son compagnon, empêcher celui-ci de venir aux obsèques, le chasser de l’appartement occupé en commun etc. Les acteurs de la lutte contre le sida ont vite pris la mesure politique de ces drames intimes et ont intégré dans leurs combats la nécessaire instauration d’une telle reconnaissance.
Le second, c’est ce qu’on a appelé le « gay baby boom » et surtout le « lesbian baby boom » des années 1990. À partir du moment où il y avait des enfants, des problèmes nouveaux se posaient… Et surtout, il devenait impératif de contester aux tenants du discours dominant le monopole de la parole : qui est qualifié pour définir ce qu’est un couple, une famille ? Qui a le droit d’avoir des droits ? Cette contestation est devenue déterminante à la fois pour des raisons qui touchent à la vie quotidienne et pour des raisons politiques profondes d’affrontement avec les tenants de la norme et de l’exclusion. À ceux qui se demandent : pourquoi les gays et les lesbiennes réclament-ils le droit au mariage ?, la réponse est simple : parce qu’ils ne l’ont pas.
La France débat du mariage pour tous depuis la fin de l’été. Vous qui vous êtes interrogé sur la question de l’« injure » faite aux homosexuels, comment qualifieriez-vous le climat actuel ?
Quand la question a commencé à surgir, en septembre, j’ai fait une erreur d’analyse : j’ai pensé que le débat avait déjà eu lieu depuis quinze ans. J’ai pensé que j’avais dit ou écrit tout ce que j’avais à dire ou à écrire. Je suis donc resté un peu en retrait. Et puis, j’ai vu à nouveau proliférer les invectives les plus ahurissantes, avec ces rassemblements et défilés de tous les défenseurs de l’ordre établi, le réveil des fantasmes les plus absurdes, les dénonciations les plus abjectes…
Certaines images, certains arguments reviennent en boucle : le lien entre mariage/adoption et la pédophilie ou la zoophilie, l’interdit de l’inceste qui volerait en éclat, l’idée selon laquelle l’« ordre naturel » (« un papa, une maman ») serait bouleversé… Cela vous étonne ?
Non, pas vraiment. Je constate au contraire une étonnante stabilité du discours homophobe puisque ce sont les mêmes termes que ceux que l’on entendait déjà à la fin des années 1990 à propos du Pacs ou bien en 2004 quand Noël Mamère a célébré à Bègles un mariage entre deux hommes. Les énoncés les plus répugnants sont hélas aussi les plus prévisibles : on assiste en réalité à un déplacement sur le couple homosexuel et les familles homoparentales de la pathologisation qui frappait autrefois les individus dits « déviants ».
Si on a parfois l‘impression en ce moment de se retrouver transportés plus d’un siècle en arrière, à l’époque du procès d’Oscar Wilde, c’est parce que le couple homosexuel porte aujourd’hui le poids des mêmes condamnations : étant « contre-nature », il contiendrait donc tous les maux et tous les dangers possibles, imaginables et mêmes inimaginables…

« Anti-Gay Pride »

De nombreux opposants au mariage refusent d’être qualifiés d’« homophobes ». Frigide Barjot, la médiatique égérie du mouvement des anti-mariage (photo ci-dessous), arbore en permanence un blouson portant le nom d’un célèbre bar gay de Paris…
Mais ce n’est pas différent ! C’est presque pire. Cette hostilité froide et apparemment raisonnable n’est qu’un des visages que se donne la passion haineuse. Vous n’allez peut-être pas me croire, mais ce que j’éprouve aujourd’hui, et peut-être plus fortement encore qu’au moment des débats sur le Pacs, c’est un sentiment où se mêlent non seulement le dégoût et la colère mais aussi un certain effroi… Chaque jour, en écoutant la radio, en ouvrant un journal, je me sens, comme des centaines de milliers d’autres avec moi j’imagine, stigmatisé, agressé, insulté dans ce que je suis.
Dans Réflexions sur la question gay, j’ai analysé le rôle constitutif de l’injure dans les vies gays et lesbiennes. Aujourd’hui, cette injure, qui est “toujours-déjà” omniprésente dans les périodes ordinaires, se trouve redoublée, démultipliée par ces proférations et ces cris dans lesquels il est difficile de ne pas percevoir une sorte de haine homophobe viscérale et immémoriale. C’est comme si ces manifestations contre l’égalité des droits servaient à organiser le retour sur la scène publique de tout le refoulé homophobe. En fait, ce sont des anti-Gay Pride.

17 novembre 2012. 100.000 manifestants contre le mariage pour tous.
17 novembre 2012. 100.000 manifestants contre le mariage pour tous.© Marine Turchi


Au fond, peut-on être contre le mariage pour tous et ne pas être homophobe ? Si vous parlez de ceux qui s’opposent à la mise en œuvre de ces mesures d’égalité, je vous réponds sans hésiter : non. Etre contre, c’est être homophobe. Et je ne suis pas disposé à me laisser intimider par les phrases qui commencent par : « Ah ! si on ne peut plus être contre le mariage pour tous sans être accusé d’homophobie »… Non, en effet, on ne peut plus ! Le terrorisme et la violence sont du côté de ceux qui prononcent ces phrases, puisque ce sont eux qui justifient le maintien de la discrimination. Cela ressemble à ces formules bien connues : « Je ne suis pas raciste, mais… »
Cela dit, tous les homosexuels ne souhaitent pas se marier…
Oh, certes ! Mais on peut être pour le droit au mariage sans avoir envie de se marier soi-même. Cela n’a rien à voir ! On peut même se battre pour des droits par lesquels on n‘est pas directement concerné. Je sais qu’il y a aussi un autre argument, fort différent de celui-ci d’ailleurs, et qui consiste à dire, pour s’opposer à cette revendication, que l’on connaît des gays qui sont contre le mariage. Ce n’est pas un argument sérieux : il y avait aussi des femmes contre le droit de vote des femmes, des femmes contre le droit à l’avortement et à la contraception… Et alors ? Aurait-il fallu pour cette raison renoncer à réclamer et imposer ces droits ?
Mais il y aussi des gens qui critiquent le mariage d’un point de vue qui se veut subversif, et qui y voient du conformisme ou la reproduction d’un modèle hétéronormé.
Oui, je ne l’ignore pas ! Et je peux parfaitement – même si c’est parfois difficile – engager la discussion avec ceux qui se situent comme moi dans le champ de la pensée critique ou radicale et qui entendent interroger la revendication en ce qu’elle laisserait ou renverrait dans l’ombre d’autres manières de vivre l’homosexualité, d’autres identités, d’autres représentations de soi. Je trouve malgré tout assez ridicule d’avancer, comme le font certains militants ou intellectuels qui croient que des slogans simplistes de ce genre suffisent à leur donner un brevet de subversion, que le mariage pour tous aurait partie liée avec le capitalisme, le nationalisme ou le colonialisme, etc.
En même temps il est nécessaire d’être attentifs, en effet, à ce que nous disent certaines voix qui s’élèvent à côté de nous ou parmi nous. Aucun mouvement ne peut poser tous les problèmes à la fois, mais cela ne doit pas nous conduire à nous désintéresser des questions que d’autres posent, parfois à la croisée, à l’intersection de ceux que nous posons à un moment donné. Et au lieu de chercher à opposer les mouvements, il serait plus utile et plus fécond d’essayer de voir quelles sont les dynamiques qu’ils enclenchent, les articulations qui peuvent contribuer à la lutte contre différentes formes de discrimination.
J’ai signé la semaine dernière un appel pour le droit de vote des étrangers, cette semaine un appel pour soutenir la manifestation du 16 pour l’égalité des droits. À mes yeux, ces deux démarches ne sont pas juxtaposées et extérieures l’une à l’autre. Elles se rejoignent.

« Frilosité du gouvernement et d’une partie du PS »

On entend souvent, à gauche comme à droite, des gens qui pensent que cette revendication du mariage est une « diversion », que ce n’est pas la priorité en période de crise, que c’est une loi pour les « bobos »…
Oui, oui, on connaît la chanson ! Au moment du Pacs, on entendait ça tous les jours : ce n’est pas prioritaire, en cette période de montée du chômage, etc. Mais si l’on attend que les questions économiques soient résolues, on risque d’attendre longtemps ! C’est d’ailleurs une bien vieille rhétorique : dans les années 1950 et 1960, le Parti communiste reléguait les luttes féministes au rang de « luttes secondaires ». Et dans les années 1930, le discours fascistoïde des personnalistes chrétiens fustigeait l’« individualisme juridique » et mettait en avant le souci de la « communauté nationale ».
Je sais qu’il se trouve toujours d’innombrables discours pour opposer les « luttes sociales » aux « luttes culturelles », la « critique sociale » à la « critique artiste », etc., avec les si déplaisants relents d’antiféminisme et d’homophobie qu’exhalent de tels propos. Mais qui décide des priorités ? Ne peut-on avoir plusieurs priorités à la fois ? Mener plusieurs luttes à la fois ? Est-il possible d’opposer de manière aussi simpliste les questions économiques et les questions “sexuelles” : un couple de deux hommes ou de deux femmes au chômage et qui veut assurer une protection juridique, sociale et économique à ses enfants, on les range dans quelle catégorie ? Deux femmes qui veulent se transmettre leurs biens, ou faire profiter l’une de la sécurité sociale de l’autre ?

9 octobre 1998. Le PS mis en minorité sur le Pacs.
9 octobre 1998. Le PS mis en minorité sur le Pacs.

En octobre 1998 (photo), les députés PS s’étaient volatilisés au moment de soutenir le Pacs. Le PS est aujourd’hui favorable au mariage et à l’adoption pour les couples de même sexe, et même à l’insémination artificielle pour les femmes qui veulent en enfant. Le parti a donc évolué. Vous lui faites confiance cette fois ?
Pas vraiment… Si nous en sommes là, c’est en grande partie à cause du PS, de son conservatisme intellectuel. Les hiérarques socialistes n’ont cessé de dire, pendant des années, qu’ils/elles étaient contre le droit au mariage, à l’adoption, etc. Quand ils ont été contraints de voter le Pacs, ils/elles ont multiplié les déclarations pour garantir que ça ne déboucherait jamais sur le mariage, la filiation. Et ils ont décrété que le Pacs serait signé non pas en mairie, mais au tribunal d’instance. Quand Elisabeth Guigou et Martine Aubry ont demandé des rapports sur la rénovation du droit de la famille, elles les ont confiés à une sociologue de la revue Esprit et à une juriste catholique de droite (lire dans la Boîte noire).
Guigou et Aubry savaient pertinemment qu’elles allaient verrouiller les portes, puisque ces expertes auto-proclamées de la vie des autres venaient de faire savoir avec un acharnement assez suspect qu’elles étaient hostiles à toute filiation homoparentale ! Ces deux idéologues ont évacué en quelques phrases aussi hautaines que brutalement discriminatoires tout ce qu’une réforme progressiste aurait dû envisager, au nom de la différence des sexes brandie comme le principe indépassable de la parenté légale et même comme le fondement de la culture humaine.
Relisez ces rapports : ce sont de grands moments de violence institutionnelle envers les homosexuels. Au même moment, le rapport rédigé par le juriste Daniel Borrillo pour l’association Aides aurait pu servir de base plus intéressante pour repenser l’ensemble des problèmes, mais il n’a pas intéressé le moins du monde les ministres du gouvernement socialistes !
Ce sont ces mêmes dignitaires socialistes qui, en 2004 encore, lors du mariage de Bègles, ont à nouveau déclaré leur hostilité à l’égalité des droits. Si nous avons dix ans de retard, la faute leur en incombe, et nous devons les tenir responsables de ce qui se passe en ce moment. Aujourd’hui encore, on voit bien la frilosité du gouvernement et d’une partie du PS, qui cherchent à restreindre la portée de la loi au lieu de l’ouvrir au maximum. Ce n’est pas parce qu’ils ont peur des réactions de “l’opinion” : c’est parce qu’ils sont eux-mêmes réticents, pour employer un euphémisme. Il suffit, pour s’en convaincre, d’entendre François Hollande parler de la « liberté de conscience » des maires ou réaffirmer son refus d’intégrer la PMA dans le projet de loi. C’est un parti de notables effrayés par la transformation sociale.
Au nombre des choses qu’il faut réinventer, il y a évidemment la gauche. Il y a bien longtemps que celle qui est actuellement au pouvoir ne mérite plus cette appellation. Il nous incombe par conséquent de refonder collectivement des processus politiques qui soient dignes de ce peut signifier l’idée d’une pensée et d’une pratique de gauche.

* Didier Eribon fait ici allusion aux rapports d’Irène Théry et de Françoise Dekeuwer-Defossez, parus en 1998 et 1999. À l’époque hostile au Pacs, la première est aujourd’hui favorable au mariage et à l’adoption pour les couples de même sexe. En 1998, elle écrivait au sujet de l’adoption par les couples homosexuels : « Je comprends très bien que cela choque certains que les homosexuels ne puissent pas adopter à deux. Mais ce serait remettre en question la mixité de notre système généalogique, (…) une sorte de dénégation de la différence des sexes. »
L’entretien, mené par échange de courriers électroniques – Didier Eribon est en train de terminer un livre – a été relu et légèrement modifié.


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